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J’ai gagné mon combat contre les troubles alimentaires.

Au primaire, j’étais étiqueté comme le gros de la classe. Comme celui qui était mauvais dans tous les sports, celui qui était le premier à arrêter de courir dans les cours d’éducation physique. Je n’osais jamais jouer au basketball ou au ballon chasseur pendant les récréations, par crainte qu’on se moque de moi.

Au début du secondaire, j’ai hérité d’un autre titre : le laid. À un âge où on se définit surtout par le regard des autres, ça blesse. On ne me l’a pas dit souvent, mais assez pour que je le croie. J’avais donc très peu d’estime personnelle et je n’osais pas prendre ma place.  À 15 ans, j’ai développé des sentiments pour une fille de ma classe, mais il n’était pas question que je lui parle : les filles aiment les beaux garçons et moi j’étais « gros et laid ». Malgré tout, je voulais attirer son attention, mais comment? La réponse était simple : perdre du poids. Je ne le faisais pas simplement pour elle, car je souhaitais aussi changer personnellement. À partir de ce moment, je faisais plus attention à mon alimentation et j’ai intégré l’activité physique à mon mode de vie. Je ne m’y prenais pas vraiment de la bonne façon, mais le chiffre sur la balance diminuait et c’est tout ce qui m’importait. Quelques mois plus tard, j’abordais la nouvelle rentrée scolaire avec une trentaine de livres en moins et une meilleure estime de moi. Les gens remarquaient ma perte de poids et ça me valorisait beaucoup. Du même coup mes étiquettes peu enviables avaient disparu. J’étais devenu un gars normal, actif et heureux. Le reste de mon secondaire s’est très bien passé.

Puis à 18 ans, au cégep, je me suis attaché à une autre fille. Vieux réflexe, je me suis dit que pour l’intéresser, je devais miser sur mon apparence. Lors des semaines qui ont suivies, je m’entrainais de six à neuf fois par semaine en plus des cours, des devoirs et du travail. Mon apparence était devenue une obsession. Je voulais des résultats et vite. J’étais stressé et je m’imposais beaucoup de pression pour devenir plus en forme. Je contrôlais strictement mon alimentation en coupant tous les aliments sucrés et gras. Mon corps m’a envoyé plusieurs signaux en cours de route, mais je les ai ignorés. Puis à un moment est survenue ma première crise alimentaire. Mon corps en a eu assez d’être sous-alimenté et privé à répétition. J’ai vidé le garde-manger. En à peine une heure, je venais d’avaler plus de nourriture que je ne l’aurais crue humainement possible. Sur le coup, manger me calmait et me permettait d’oublier mon anxiété et mon désir du corps parfait. Mais seulement pour un bref instant, car la culpabilité et la honte m’ont frappé de plein fouet juste après. Je ne pouvais pas croire ce qui venait de se passer. Je ne pouvais plus bouger. Je sentais que mon ventre allait fendre d’un instant à l’autre. J’avais mal.

Depuis ce jour, sans le vouloir, je refoulais mes émotions négatives en mangeant le plus possible. Je mangeais uniquement des aliments que je m’interdisais en temps normal. Je les mangeais vite, que j’aille faim ou non. Des pertes de contrôles inimaginables qui se concluaient toujours par d’intolérables inconforts physiques. Mon ventre était tellement gonflé que je ne pouvais plus me tenir debout. Venaient ensuite la culpabilité, la honte et le dégout de soi. Pour atténuer ses sentiments, j’avais encore recours à la nourriture. J’étais enfermé dans un cercle vicieux. Parfois, j’arrivais à m’en échapper l’espace de quelques jours en m’entrainant et en contrôlant mon alimentation. Mais en réalité, je ne faisais qu’augmenter mon obsession et je me retrouvais de nouveau dans le cercle vicieux.

J’ai eu besoin de quelques mois pour me rendre compte que je souffrais d’un trouble alimentaire. Dans mon cas, c’était l’hyperphagie boulimique. Que faire? À qui en parler? Me prendrait-on au sérieux? Une fois la peur d’en parler dissipée, il demeure très difficile d’aborder ce sujet avec son entourage. Dans notre société, les troubles alimentaires sont presque exclusivement associés aux femmes. J’avais honte de vivre cela. Je ne voulais pas qu’on remette en cause ma masculinité.

Parfois, je réussissais à rassembler assez de courage pour avouer mon problème à quelqu’un, mais aussitôt fait, je me sentais honteux de l’avoir fait. Il est assez dur d’imaginer qu’un homme puisse vivre un trouble alimentaire, mais il n’y a rien d’étonnant. Nous aussi sommes constamment exposés à un idéal de beauté unique : au cinéma, à la télé, lorsqu’on se magasine des nouveaux sous-vêtements…

Ma vie tournait autour du trouble. Mon bonheur était déterminé par mon poids et mon image corporelle. Pour atteindre mon objectif, j’évitais tout ce qui pouvait y nuire. Finis les desserts et la malbouffe. En manger était synonyme d’échec. Si je succombais, la culpabilité me poussait à manger le plus possible « pour la dernière fois ». En effet, chaque crise était accompagnée de la certitude que le lendemain, ma vie redeviendrait normale comme par magie. J’évitais le plus possible les activités sociales qui m’exposaient à des tentations, comme les soupers et les restaurants. Si j’étais forcé de manger à l’extérieur, je consultais le menu du restaurant sur Internet pour faire un choix moins calorique. Être en présence d’aliments « interdits » m’angoissait au plus haut point. À force de refuser les invitations, je perdis contact avec mes amis. Je ne voulais plus m’amuser. Je ne pensais qu’à être plus musclé et plus découpé. De toute façon, l’idée de sortir et d’avoir du plaisir me semblait utopique si je n’avais pas un physique assez acceptable. Je ne m’autorisais pas à vivre le bonheur. Je me disais que je serais réellement heureux que lorsque je serais assez satisfait de mon apparence.

Pendant plus de deux ans, je pensais qu’en améliorant l’aspect physique tout rentrerait dans l’ordre. J’étais de plus en plus sévère : j’enchainais les entrainements même lorsque j’étais fatigué physiquement et mentalement et je maintenais des habitudes alimentaires drastiques. Mon poids variait sans cesse. Je n’avais aucun équilibre.

À l’automne 2013, j’avais adopté un mode de vie encore plus draconien et j’avais réussi à passer deux mois sans crise. J’avais perdu du poids et je pensais que j’étais enfin guéri, mais je n’étais toujours pas heureux. J’en voulais toujours plus. Des gens de mon entourage se questionnaient beaucoup sur mon état de santé. Ce mode de vie était très épuisant mentalement et en février 2014, après trois mois de contrôle strict, j’ai éclaté. Je faisais des crises du matin au soir, jour après jour. J’étais constamment gonflé, en manque d’énergie et pris de brûlure d’estomac. Je sentais le poids s’accumuler à une vitesse phénoménale. Mes vêtements ne me faisaient plus. Les semaines qui ont suivi, je n’ai porté qu’un seul pantalon. Un pantalon de jogging XL… J’avais tellement honte de moi. Je n’allais plus à mes cours à l’université. Je voulais éviter de sortir de la maison. Je passais mes journées enfermé dans ma chambre à manger. Je ne sortais que pour deux raisons : aller au travail et acheter de la nourriture. Du matin au soir, je mangeais. Manger pour oublier mon apparence, pour refouler ma souffrance, pour échapper au fait que je n’avais plus aucun contrôle sur ma vie. Chaque jour, je me regardais dans le miroir. J’étais horriblement dégouté. Je sentais que je m’autodétruisais de jour en jour. J’étais littéralement en train de vivre les pires moments de ma vie. Mais le pire restait à venir.

Trois mois plus tôt, deux amis et moi avions décidé de passer une semaine en Islande au mois de mars. Le moment du voyage était arrivé et je pensais que quelques jours dans un pays isolé me feraient du bien. Ce n’était pas le cas. Que ce soit à Montréal où à Reykjavik, les jours se suivaient et se ressemblaient. Peu importe l’endroit où je me trouvais, j’allais m’acheter quelque chose à manger. Je ne pensais qu’à mon trouble alimentaire. Je ne m’amusais pas. À chacun de mes réveils là-bas, j’étais pris du souhait de vivre une autre vie. J’ai accepté la réalité : mon problème était mental, j’avais besoin d’aide psychologique. Je ne pouvais plus vivre comme ça. Je ne voulais plus vivre comme ça.

En revenant à Montréal, j’ai contacté la Clinique St-Amour. J’ai aussitôt pris rendez-vous pour une rencontre. Mon chemin vers une vie normale venait de commencer.

Chaque intervention me permettait de faire des prises de conscience. Toutes les semaines, j’avais des petits défis à réaliser, que ce soit de réintégrer des aliments que je m’interdisais ou de travailler sur moi. Je ne cacherais pas qu’au début, réapprendre à manger spontanément me stressait. Toutefois, j’étais prêt à tout pour recommencer à vivre une vie normale.

Les semaines passaient et bien que je voyais de petits changements, j’avais encore des crises. Cette situation était incompréhensible et me frustrait beaucoup, car je m’attendais à des changements instantanés.

Puis j’ai commencé à me définir autrement que par mon image corporelle. J’ai beaucoup travaillé à miser sur mes qualités personnelles. J’ai redécouvert la persévérance qui me caractérisait autrefois et j’ai décidé de percevoir mes échecs comme des occasions d’apprendre de mes erreurs. J’ai remplacé la culpabilité qui suivait mes crises par une volonté d’apprendre de mes erreurs et d’en finir pour de bon avec ce trouble. J’avais décidé que peu importe mon apparence, je serais un gagnant.

Cette attitude m’a permis de briser plusieurs barrières. Petit à petit, j’améliorais ma relation avec la nourriture et avec l’activité physique. J’ai aussi brisé mon isolement en renouant avec mes amis et ma famille. J’apprenais à avoir du plaisir, peu importe le chiffre sur la balance. Je réapprenais à vivre normalement.

Les compulsions devenaient de plus en plus rares, mais peu importe leur sévérité, je ne laissais pas de place à la culpabilité. Le seul sentiment que j’approuvais était la détermination de passer à autre chose. Chaque journée était une occasion de progresser. Des mois d’échec et d’apprentissage ont suivis. Puis un jour, alors que j’étais dans le métro, j’ai réalisé quelque chose. J’avais réussi.

Lorsque je pense à l’état dans lequel je me trouvais il y a à peine un an, je me considère chanceux d’être là où je suis aujourd’hui. En février 2014, j’avais pratiquement lâché l’école, j’étais plongé dans un isolement complet et mes relations avec la nourriture et l’entrainement étaient malsaines. Je me dégoutais. Aujourd’hui, j’ai la chance d’étudier en enseignement de l’éducation physique et à la santé, un programme dont j’ai rêvé plusieurs quelques années. J’ai le rêve de pouvoir sensibiliser le monde à la cause des troubles alimentaires.

J’avais 18 ans lorsque j’ai été poussé dans cet enfer, mais je suis convaincu que mes années au primaire et au secondaire ont eu une influence dans tout ça. Je crois fermement qu’un enfant valorisé à moins de chance de développer un trouble alimentaire dans le futur.

À 22 ans, la vie n’est pas toujours facile. Malgré tout, je suis fier d’être la personne que je suis devenu. Mais surtout, je suis fier de m’être donné la chance de croire en mes moyens et de m’être battu jour après jour pour pouvoir vivre la vie que je vis présentement.

Je me nomme Marc, et j’ai gagné mon combat contre les troubles alimentaires.

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